— Il faut vraiment que je prenne des vacances, moi.
Exaspérée par la tournure des événements, je pousse un profond soupir de lassitude. Déjà trois fois que mon chapeau haut de forme tombe au sol.
Les crétins de la Sainte et Royale Scolastique de Berne vont m’entendre. Ils m’avaient promis que cela n’arriverait pas ! En plus, ma redingote d’apprentie magicienne me comprime les seins. C’est insupportable !
— Nous avons littéralement imbibé vos vêtements de magie, m’avaient affirmé les doctes frères du monastère-école de Berne. Votre chapeau restera vissé sur votre tête et votre manteau flottera derrière vous, comme soulevé par de puissantes rafales. Cela devrait impressionner les ennemis de la Sainte Église. Ça, et la croix formée de clous dorés au niveau de votre poitrine. Quant à vos bottes…
Quant à mes bottes, elles ne font pas plus de bruit que des chaussons. Faut avouer, c’est pratique, dans mon métier. Mais ce foutu chapeau me court sur le système ! Je ne sais pas ce qui me retient de le bazarder, je vous jure !
Ma nuque me démange soudain. Sans y penser, j’entrouvre le clapet destiné à libérer les petites fioles d’eau bénite contenue dans mes gants, au bout de mes doigts. Pourtant, alors que mon sixième sens me hurle dans les oreilles pour me suggérer de mettre les voiles, il ne se passe rien. Le parking sur lequel je me trouve est désert et il fait nuit depuis longtemps. Les lampadaires projettent une lumière pâle et blafarde, l’un d’eux éclairant faiblement le chemin de terre menant à l’entrée principale d’un vieux hangar désaffecté. C’est une invitation que je ne peux décemment pas refuser. Et puis, je n’ai pas traversé la moitié de la ville à la poursuite de Darok le maudit pour m’arrêter si près du but et rentrer chez moi la queue basse.
La porte s’ouvre en grinçant, naturellement. J’avance d’un petit pas à l’intérieur du hangar, puis de deux autres. Silence. Quelques lampes électriques fonctionnent encore par intermittence, assurant une luminosité tout juste suffisante pour se repérer. Il flotte dans l’air une vague odeur de soufre, comme un arrière goût de péché joyeusement consommé.
Autour de moi s’étirent des étagères encombrées de cartons volumineux, mais poussiéreux. Celles situées au centre de la salle ont été poussées sur les côtés pour dégager une vaste zone. Je frissonne et m’assure que les lance-pieux dissimulés dans les manches de ma redingote à queue de pie sont armés, verrous de sûreté levés.
Dans l’espace vide, plusieurs cercles ont été peints au sol, imbriqués les uns dans les autres en une rune thaumaturgique complexe. Je reconnais sans peine le symbole à la façon dont les traits s’entrecroisent : l’ange de la douleur. La marque de fabrique de Darok, sa signature. Je ne ressens pas la moindre magie dans le dessin. Il veut seulement me dire qu’il est là et qu’il m’attend…
Je me penche, ôte un gant et passe mon index sur le tracé rubicond avant de le porter à mes narines puis de le laper d’un petit coup de langue : hémoglobine. J’aurais dû parier. Ça ne pourrait pas être du ketchup, une fois de temps en temps ? C’est trop demandé, c’est ça ?
Je vais pour me redresser lorsqu’une goutte rouge carmin s’écrase à mes pieds. La seconde d’après, une autre éclate sur mon haut de forme avec un « ploc » sonore. Je relève les yeux : là-haut, une femme au visage familier est maintenue accrochée aux poutres du plafond cathédral par des chaînes en métal. Rebecca, fille de Robert Steinheart, premier magistrat de la ville et fondateur de l’escouade anti-démons de New-Staton. La gourdasse que j’étais censée sauver. C’est pas mon jour.
— Et merde !
— Un problème, Nini ?
Je me retourne d’un bloc, bras tendus en avant, prête à tirer. Darok ne bouge pas, mais il se tient à bonne distance. Pas fou.
— Le repas est arrivé, susurre-t-il en me dévorant des yeux.
Foutu vampire !
— Tu me gonfles, Darok. Pourquoi tu veux pas mourir gentiment, comme tes douze frères et sœurs ? Là, ça traîne carrément en longueur et ça m’ennuie, à force.
Les pupilles du vampire deviennent de braise et sous la fournaise de son regard, je chope une vilaine suée. J’aurais peut-être dû y aller moins fort…
— Cela fait de moi le treizième, dit-il finalement dans un sourire tordu. C’est un grand honneur, pour moi et cela causera ta perte, imprudente petite humaine.
— Mon blase, à moi, c’est Niniane. Capice ? Ou t’as juste plus de mémoire à cause de la pourriture qui t’a envahie la cervelle ?
L’autre cesse de sourire. Il s’accroupit et écarte les bras, qui se changent en deux larges ailes de chauve-souris. Il les rabat sur lui et disparaît comme par magie. Je ferme aussitôt les yeux et me concentre, attentive au moindre bruit. Du plafond me parviennent alors de vagues murmures étouffés. Rebecca ! Elle est toujours en vie !
Perturbée par cette découverte, j’oublie jusqu’à l’existence de Darok. Grossière erreur. Je m’en rends compte lorsque le souffle fétide de mon immortel adversaire s’enroule autour de mon cou tel une liane visqueuse ou un immonde serpent vicelard. Mon bras droit se détend malgré moi, fouettant l’air et libérant une partie de l’eau bénite contenue dans mon gant. Un cri de rage éclate juste à côté de mon oreille gauche, puis le silence retombe, pesant.
Soudain, les dernières lumières s’éteignent pour de bon et les ténèbres m’engloutissent. Je frémis, tapote par deux fois mon haut de forme et une visière de détection de magie se rabat devant mes yeux. Je suis parée. Il ne m’aura pas aussi facilement qu’il veut bien le croire.
— Tu t’imagines que j’ai peur du noir, ou quoi ? J’ai passé l’âge, ducon !
Un feulement sinistre échappe d’entre les lèvres de Darok. J’actionne l’un de mes lance-pieux et le projectile de bois consacré fend l’air en direction du vampire. Celui-ci esquive d’extrême justesse et s’envole vers le plafond. Rebecca !
— Si tu touches à la fille, tu regretteras d’être revenu à la non-vie, enfoiré !
Je réarme mon lance-pieux vide tout en invectivant Darok. Celui-ci ricane, pile au dessus de ma tête. Un cri de douleur retentit comme les ailes de Darok cessent de battre, et je devine qu’il vient de se poser sur Rebecca. S’il la mord, je peux dire adieu à mes cinq mille florins !
Le cliquetis des chaînes interrompt mes pensées. Dans un éclair de lucidité, je revois Rebecca, attachée près du plafond, à facilement dix mètres de hauteur. Une petite voix me souffle que Darok est en train de la détacher. Il ne va quand même pas la laisser tomber de là-haut ?
Un bruit de chute me confirme que – si – c’est bien ce qu’il avait l’intention de faire. Me fiant à mon instinct, je me précipite en avant et parviens à amortir la chute de Rebecca. Je m’effondre au sol avec la fille dans mes bras et l’image ridicule d’un chevalier servant en justaucorps rose dans la tête. Je n’ai pas le temps de me relever qu’une ombre plane jusqu’à moi et se juche sur mon ventre. J’ai soudain du mal à respirer et, bloquée par le poids de Rebecca, je ne peux pas viser le vampire à l’aide de mes lance-pieux. Merde, merde, merde !
— Ne te débats pas, voyons, que crois-tu que je m’apprête à te faire, petite Nini ?
Les paroles de Darok sont de miel, mais je ne suis pas dupe. C’est après ma jugulaire qu’il en a, cela ne fait pas le moindre doute.
Il se contente de saisir Rebecca par le cou et de l’approcher de mes narines frémissantes. La jeune fille remue faiblement. Elle n’est qu’assommée.
— Sens comme elle respire la santé et la vie, murmure Darok au creux de mon oreille. Pourquoi t’y refuser ? Tu pourrais revenir à mes côtés, si tu acceptais à nouveau ta véritable nature.
Ma « quoi » ? Il a perdu les pédales, ou quoi ?
Pourtant, ses paroles déclenchent en moi une réaction étrange. Un soudain accès de fièvre s’empare de mon cœur, qui se met à battre à coups redoublés. Ma vue se trouble et mon souffle devient court, haletant.
— Qu’est-ce que tu m’as fais, maudit ? Tu m’as jeté un sort ?
— Inutile, me répond Darok. Ton heure est venue, voilà tout. Tu ne pouvais pas te cacher plus longtemps sous cette enveloppe humaine.
Il se lève, me libérant de son poids, et s’écarte d’un pas. Puis, il reste là, bras ballants, regard implorant, les pupilles dilatées et emplies d’une indescriptible passion. Implorant ?
Je tente de pousser Rebecca, mais n’y parviens pas. Je me sens vidée de toute énergie, de toute émotion ; incapable de bouger le petit doigt pour me défaire de ce corps qui me pèse et m’attire malgré moi.
Je ferme les yeux et inspire profondément. Lorsque je rouvre les paupières, Darok a disparu, et la sensation d’étouffement avec lui. Rebecca s’agite, se réveille et s’écroule sur le côté, me libérant enfin. Je m’écarte vivement à mon tour et me redresse, tournant le dos à la jeune fille. Au loin, des sirènes retentissent, en approche rapide. Le papa à sa fifille va pas tarder à débarquer… Il était temps qu’il arrive, celui-là. Mais il comprendra que j’ai échoué, que Darok est toujours en vie. Et puis…
Et puis… il sentira que j’ai changé… Cette faim que j’ai en moi, va-t-elle disparaître ?
Je sais bien que non. J’ai l’impression qu’une fenêtre s’est ouverte en moi, comme une étroite lucarne avec accès direct sur mon âme. J’ignore comment la refermer… J’ai besoin de repos. Il faut que je parte, que je quitte cette ville. Que je m’éloigne de Steinheart quelques temps. Mais je reviendrai, j’en suis sûre…
Je me lève, fais quelques pas dans le hangar, jambes tremblantes et tête lourde. Les phares des voitures du groupe d’intervention se découpent à l’horizon. Foutue, je suis foutue. Ils vont me tuer… À moins que…
***
Rebecca sort du hangar, emmitouflée dans les bras de son père. Elle frissonne et il lui passe une couverture sur les épaules avant de la frictionner vigoureusement.
— Je vais te confier aux médecins, Rebecca, ma chérie. Mais avant, j’ai une question : qu’est devenue la jeune femme qui t’a sauvée ? Pourquoi n’est-elle pas restée avec toi ?
Rebecca ne répond pas. Elle lève la tête et pointe le doigt vers le ciel, sans un mot. À l’horizon, deux chauves-souris s’éloignent à tire-d’aile.
Ce ne sont certainement pas des pipistrelles, songe Rob, amer. Il faudra recruter une nouvelle escouade de tueuses. Et le plus tôt sera le mieux…
Mots à exploiter, tirés du blog d’Asphodèle – Les plumes de l’écriture: « Eternité »
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