La voix du rail

Jacqueline inspira puis expira à trois reprises, comme le lui avait suggéré son médecin. Puis, elle releva la tête et les mots se bousculèrent hors de sa bouche, à la va-vite.

— À cause de la SNCF, ma vie est devenue un enfer, monsieur le juge.

Dans la salle, des insultes fusèrent. Le juge Falcov dut asséner plusieurs coups de marteau sur son bureau, lire à voix haute un passage du règlement intérieur du tribunal et menacer d’une suspension de séance pour rétablir le calme. Maître Barrot, l’avocat de la SNCF s’avança à la barre et s’adressa à Jacqueline d’une voix douce.

— Expliquez-nous un peu ça : pourquoi affirmez-vous vous que la SNCF est responsable de ce qu’il vous arrive ?

Tempes grisonnantes, Maître Barrot avait le regard clair de ceux qui estiment n’avoir rien à se reprocher. Et c’était le cas… à condition de mettre de côté les suspicions de subornation de témoins qui pesaient sur lui, ou encore cette histoire d’ouverture de compte à l’étranger au profit d’un de ses amis politiciens. Non, avant tout, il était connu pour sa ténacité, voire son acharnement sur les individus suffisamment fous pour attaquer ses clients. Après un court silence, il reprit, toujours aussi mielleux :

— Vraiment, j’espère que vous me pardonnerez l’expression, mais j’ai comme un sentiment de sidération lorsque vous affirmez que votre emploi à la SNCF est lié à ce qui s’est produit dans le cadre de votre vie privée.

Jacqueline déglutit, impressionnée malgré elle par l’assurance de Maitre Barrot. De son côté, elle n’avait pas eu les moyens de se payer un ténor du barreau. Elle jeta un coup d’œil timide en direction de son avocat commis d’office. Maître Jeannot lui souriait pour l’encourager, et elle se sentit un peu mieux. C’était désormais à son tour à elle, Jacqueline Drouot, mère de famille de quarante-cinq ans, de parler

— Croyez bien que j’ai des regrets de devoir me présenter devant monsieur le juge. Mais ce n’est plus tenable, vous comprenez. Voilà. Il y a six mois, j’ai vu cette offre sur le site de pôle emploi. La SNCF cherchait une voix pour des annonces en gare. J’ai postulé et quelques semaines plus tard, j’étais embauchée.

— Ce qui me semble jouer en faveur de mon client, étant donné la crise qui déchire actuellement le pays tout entier. Madame Drouot devrait être reconnaissante plutôt que d’attaquer la SNCF. Entre parenthèses, ce genre de salarié est le véritable fardeau, que dis-je, le fléau de notre société moderne. Non contents de prendre en rechignant les généreux émoluments qui leur sont versés, ils se permettent de salir la réputation de leurs employeurs aussitôt que possible. Pourquoi ? Pour l’argent, certainement. L’appât du gain !

— Objection ! Ce commentaire n’a d’autre intérêt que de dévaloriser ma cliente. Les arguments de mon confrère ne sont rien moins que bancals. Jacqueline Drouot, ici présente, a honoré son contrat de travail. Je peux produire une lettre prouvant qu’elle a donné entière satisfaction à la SNCF.

— Objection retenue, répondit Falcov. Mais il me semble que vous regardez trop les séries télé américaines, jeune homme.

Maître Jeannot rougit et se rassit, gêné. Sur l’invitation du juge, Jacqueline continua, le cœur serré. Elle venait enfin de prendre conscience qu’elle n’était qu’un simple pot de terre s’apprêtant à se battre contre le pot de fer. Malgré cela, elle se sentait combattive et sûre de son bon droit.

— Le problème, c’est que je pensais que je ne serais qu’une voix parmi d’autres. C’est d’ailleurs ce qu’on m’avait affirmé lors de l’entretien et…

— Objection ! La plaignante n’a pas de preuves de ce qu’elle avance. Les procédures en vigueur au sein de la SNCF sont très claires: à aucun moment les employés du service ressources humaines ne doivent divulguer le nombre de postes similaires ouverts à recrutement ni parler des autres candidats.

— Objection retenue. Poursuivez, mais contentez-vous des faits, Madame Drouot.

— Hé bien, je…

Jacqueline se tourna vers la salle. Tous les regards lui étaient hostiles et elle faillit se sentir mal. Ressentir une telle haine à son égard de la part de tous ces gens, alors qu’ils ne la connaissaient que par sa voix, lui causait une douleur sans nom. Elle, si souriante auparavant, n’avait plus envie de rire. En cet instant précis, elle aurait voulu pouvoir s’envoler par la fenêtre du tribunal et disparaître de la surface de la Terre à tout jamais.

— Poursuivez, insista le juge.

— Donc, seule ma voix a été retenue, apparemment, et…

— Simple déduction, là encore… avança Maître Barrot.

— Mais qui peut être facilement vérifiée, l’interrompit Maître Jeannot.

— Bref. Ma voix a commencé à être diffusée sur les quais. Au début, ça allait. Il n’y avait que quelques annonces, deux à trois fois par jour. Mais très vite, ça s’est multiplié. Je suis resté vingt minutes sur le quai de Maintenon la semaine dernière : j’ai entendu ma voix à plus de cent reprises au cours de ce petit laps de temps. Et la façon dont ils m’ont enregistré déforme complètement ma diction, ce qui la rend horripilante au possible, je suis bien obligée de l’admettre. Ha, c’est sûr, question symphonie des mots et des intonations, ce n’est pas terrible…

— Ha, tu vois, connasse ? hurla une personne du public.

Il fut aussitôt escorté hors de la salle alors même que Jacqueline s’effondrait, en larmes. Sa résilience face à l’adversité venait de l’abandonner avec fracas. Elle n’avait qu’une envie : que tout cela s’arrête, pour de bon. Il fallut interrompre la séance une dizaine de minutes pour qu’elle parvienne à se remettre de ses émotions.

— Revenons à ce fameux matin où vous vous êtes entendue à Maintenon, voulez-vous ? Que s’est-il passé, ensuite ?

— Après m’être entendue à de si nombreuses reprises, j’en ai eu ras le bol. Et là, j’ai eu la mauvaise idée de dire à voix haute ce que je pensais de la SNCF et du sort qu’ils avaient réservé à ma voix. Malheureusement, les voyageurs présents sur le quai m’ont reconnue et ils se sont regroupés autour de moi. Ils me criaient dessus. Plusieurs habitants des maisons environnantes sont sortis. Ils ont tout d’abord essayé de s’interposer, mais quand mes agresseurs leur ont appris qui j’étais, les riverains ont changé d’attitude. Ils ont menacé de me frapper et même de me jeter sur les voies au passage du prochain train.

— Je ne vois toujours pas le rapport entre cette scène, certes terrible, et l’employeur de Madame Drouot. Ce n’est tout de même pas la faute de la SNCF si la plaignante à une voix insupportable, n’est-ce pas ?

— La voix de ma cliente n’a rien d’insupportable. Le problème vient de la façon dont elle a été préenregistrée et ensuite diffusée sur les quais. Je suis bien placé pour le savoir. J’habite à Saint Piat.

— Avez-vous apporté l’un de ces enregistrements ? lui demanda Falcov.

Maître Jeannot s’approcha du juge et lui tendit un CD. Quelques instants plus tard, une voix nasillarde et à l’accent étrange déclama son message habituel : « À partir du 5 slash 01, en raison de travaux entre Nogent-le-Rotrou et Chartes, travaux en gare de La Verrière avec passage des trains en vitesse limitée. Tous les TER centre à destination de Paris sont avancés de trois minutes… »

À ce stade, c’était le chaos dans la salle d’audience. L’assistance s’avança sur Jacqueline, hurlant comme un seul homme : « Faites la taire ! À mort ! Houuuuuuu ! »

Pour finir, le juge lui-même sauta à bas de son fauteuil, une lueur assassine dans le regard, et tenta d’étrangler Jacqueline. Celle-ci fut sauvée in extremis par l’intervention des gendarmes présents dans la salle : ils étaient équipés de boules quies. Ils forcèrent la foule à vider les lieux, puis escortèrent Jacqueline jusqu’à une planque utilisée par la police criminelle pour protéger ses témoins dont la vie pouvait s’avérer menacée. C’était une longère basse de plafonds, située en rase campagne. Dehors, un vague lampadaire scintillait par intermittence, éclairant chichement l’unique rue du village. Une rivière s’écoulait mollement au bout du jardin, suivant un tracé sinueux, puis se faufilait au travers d’une vaste forêt à l’allure surnaturelle. Jacqueline se promit d’en faire une aquarelle… si elle survivait assez longtemps pour cela, naturellement…

 

Mots à exploiter, tirés du blog d’Asphodèle – Les plumes de l’écriture:

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Les plumes d'Asphodèle

Économie de mouvements…

Bonsoir à toutes et à tous !

 

Je profite pour ce premier billet de 2015 pour vous souhaiter une bonne et heureuse année. Qu’elle vous apporte joie, santé, Amour, Gloire et Beauté ! 🙂 Et tout ça en musique et porté par des beaux textes, tant qu’à faire.

En attendant, moi, je suis un peu décalé. Je me rends compte, après avoir écrit mon texte, que c’était à rendre la semaine dernière. Est-il possible que le temps file si vite? Vous y croyez, vous? Toujours est-il que, mon texte étant écrit, hé bien je vous le partage.Voilà, c’est dit.

Il est plus court que les autres, par contre, et en partie influencé par mon déménagement récent. Il y a donc des morceaux de ma vraie vie, dedans.

Bonne lecture, et encore bonne année tout le monde !

 

Économie de mouvements…

À l’horizon, la nature déploie ses banderoles de nuages blancs teintés de pourpre. Encore haut dans le ciel, le soleil se couche peu à peu. Il se fait tard. Bientôt, il fera un noir d’encre. Il faut l’accepter.

Je finis de rajuster une tuile de mon toit en maugréant. Les coups de butoir de la tempête de la semaine passées n’ont pas été tendres. De nombreux arbres encombrent les rues, certaines des maisons du quartier n’ont pas été reconnectées au réseau électrique ni même au téléphone. Je me relève en me tenant le dos. Je suis perclus de courbatures, fatigué comme jamais par ces quatre jours de galère passés à ramasser les débris, à aider les voisins à remplacer leurs vitres et à dégager leurs gouttières. Tout ça pour devoir grimper — seul — sur mon propre toit. Ah, pour ça, j’en aurais profité, du Nouvel An !

J’aurais mieux fait d’acheter une cabane en bois dans le Larzac pour élever des chèvres. Ou des moutons, pour la laine. Mais à la place, je vis là, dans une allée — presque une impasse — où se côtoient un cimetière, une maison de retraite et un stade de foot… Et je ne vois plus trop pourquoi je devrais déménager : la dernière demeure de ma femme est presque à portée de bras. Qui ira refleurir sa tombe si je pars, hein ?

C’était son rêve, tout ça. La vieille maison avec poutres apparentes, le toit en tuiles, la petite tourelle et la rivière qui coule au fond du jardin — enfin… au fond du parc, je veux dire. Un demi-hectare, ce n’est plus un jardin. C’était son rêve et pas forcément le mien, mais je m’y suis fait, avec le temps. Et puis, la vie ici n’est pas si désagréable, après tout. J’avais le temps de lire et d’écrire, pendant mes trajets pour le boulot. C’est encore plus vrai depuis que je suis à la retraite. De toute façon, je ne peux tout simplement pas refermer le rideau sur tout ça sur un coup de tête, comme on décide de faire un créneau au lieu de se garer en épis, juste histoire de voir si on en est encore capable… C’était son Éden, et je compte bien le protéger jusqu’au bout.

Je redescends du toit par ma bonne vieille échelle aux barreaux branlants. Elle a connu la dernière guerre, tout comme moi. Sans doute connaîtra-elle également la prochaine. Qui ne devrait plus trop tarder, d’ailleurs. Enfin, pas vraiment une guerre mondiale comme on en montre dans les livres d’école, avec canons, baïonnettes et trompettes. Plutôt un combat de tous les jours, une lutte contre les promoteurs, les agents économiques… Tous des vautours, si vous voulez mon avis. Victimes de la fièvre née de l’illusion de la croissance éternelle. Comme si la Terre et ses ressources étaient inépuisables ! Foutre !

Ils prétendent transcender le vivant, l’améliorer avec leurs OGM. Le tout recouvert du doucereux fumier de la bonne volonté. « C’est pour nourrir tout le monde, vous comprenez ? Vous ne voudriez pas que les gens meurent de faim, quand même, non ? »

Et c’est toi qui passes pour un égoïste, du coup. Les renards.

Commencez par stopper le gâchis ! Produisez à la demande, plutôt que de déverser vos merdes sur les marchés pour mieux tout jeter dès que les gens tournent le dos ! On en reparlera, après, de vos OGMs. À condition qu’ils ne soient pas une façon de plus d’asservir les petits exploitants et de les lier à ces conglomérats qui forment la nouvelle aristocratie. À condition, également, que leur unique but ne soit pas de vendre des pesticides dangereux pour la nature autant que pour l’homme !

On est en panne d’idées, voilà bien la triste réalité. Après avoir épuisé la nature, il a fallu trouver d’autres solutions, c’est certain. Mais là, on devrait un peu plus marcher sur des œufs. Ne pas tout le temps prendre le mors aux dents et galoper droit devant comme un cheval fou privé de cavalier. L’humanité est un bon gros poulet sans tête. Vous n’êtes pas d’accord ? Libre à vous de vous immerger dans le ravissement général. Pendant ce temps, je serai à la cave, en train de me concocter un petit remontant. J’ai largement de quoi faire, sur mes étagères.

Et quand vous en aurez assez de constater que le fameux ascenseur social dont on nous vante les mérites depuis au moins Jules Ferry, vous saurez où me trouver. Il y aura un verre pour vous dans ma modeste longère, pour sûr. Je ne refuse jamais personne, moi.

Chacun devrait aller à son rythme, la nature comme les hommes.

À bon entendeur…

 

Mots à exploiter, tirés du blog d’Asphodèle – Les plumes de l’écriture:

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