Ne pas hésiter à lire le prologue, même si cela n’a rien d’obligatoire.
Sommaire des épisodes
Denis Law pencha la tête vers la droite, donnant encore davantage l’impression à ses interlocuteurs de faire face à un oiseau de proie. Sa coupe de cheveux en brosse et sa veste militaire complétaient le tableau. La touche finale, quant à elle, était apportée par le regard acéré avec lequel il balayait les environs à chaque instant. Il semblait à la recherche constante du moindre mouvement suspect, du plus petit détail qui ne cadrerait pas avec l’idée qu’il se faisait du monde et de l’ordre qui se devait d’y régner.
Pour l’heure, un point vert lumineux venait d’apparaître sur le côté droit de son champ de vision : Lena Dantes tentait de le joindre. Il activa son implant visio, et l’image en 3D d’une ravissante jeune femme tirée à quatre épingles, en grandeur nature, se matérialisa devant lui. Celle-ci observa Denis un instant sans mot dire, prenant le temps de lisser son chignon du plat de la main. Autour d’elle, plusieurs corps allongés et immobiles baignaient dans une mare de sang. Lena était impeccable. Juchée sur ses talons hauts, ses jambes fuselées moulées dans un costume crème et sa poitrine avantageuse mise en valeur par un bustier blanc, elle affichait ce petit air de dédain que Denis lui connaissait si bien.
— Tentative d’attentat déjouée dans l’aile ouest, au sous-niveau 56. Trois individus infiltrés, tous neutralisés à présent, déclara Lana sur un ton clinique.
—Laissez une équipe de nettoyage sur place et rejoignez-moi. Je suis avez les régulateurs.
— Reçu.
L’image se brouilla et la jeune femme disparut. Denis reprit le contact avec la froide et métallique réalité de la salle d’audience des régulateurs Néotopiens. Deux d’entre eux étaient présents et il était difficile de les différencier : leurs crânes imberbes, au visage creusée de rides plus profondes que le mythique Grand Canyon et à la longue chevelure blanche, se ressemblaient trop pour cela. Du reste, les régulateurs n’avaient plus de corps depuis de nombreuses décennies. Seule leur tête avait été conservée intacte, pour des besoins d’identification plus que dans le but de faciliter la communication avec autrui. Ils baignaient dans des bocaux, eux-mêmes protégés par un champ de force miroitant et irisé, mais des haut-parleurs décryptaient et retranscrivaient la moindre de leurs pensées.
— Votre rapport ? demanda le régulateur Treus.
Bien sûr, ils sont déjà au courant, songea Denis, amer.
— Tout danger est désormais écarté, se contenta-t-il de répondre.
— Votre délicieuse adjointe ne fait pas dans la dentelle, il est vrai, confirma Treus.
Treus fit claquer ce qui restait de son dentier à plusieurs reprises, une lueur amusée au fond des yeux.
C’est ça, marre toi pendant que tu le peux, vieux débris.
— Mais ce n’était pas là l’objet de notre question, compléta Deus, l’autre régulateur. Quel pourrait avoir été l’objectif des intrus, selon vous ?
— L’aile ouest renferme la salle du disque de navigation principal. Notre route s’y affiche en permanence.
— Mais encore ? insista Deus.
Denis se retint de justesse de soupirer, mais ne put s’empêcher de laisser poindre une certaine ironie dans le ton qu’il employa.
— Au sein de la population, de nombreuses voix réclament davantage de transparence au sujet de notre destination finale. Ils ont sans doute décidé d’obtenir l’information par eux-mêmes, faute de communication adéquate sur ce sujet de la part des autorités compétentes ?
— Cette zone est un véritable dédale, indiqua Treus. Nous y avons personnellement veillé au cours des récentes décennies. Comment, dans ces conditions, trois individus lambdas ont-ils pu pénétrer aussi loin dans l’aile ouest ? Vous êtes du genre débrouillard, vous devez bien avoir une idée à nous soumettre ?
— Un traitre haut placé a pu leur fournir un plan ? répondit Denis sur un ton neutre.
— Trouvez le ainsi que ses complices éventuels et éliminez-les. Vous avez carte blanche, trancha Deus.
Un lourd silence retomba ensuite, que Denis finit par rompre en se raclant la gorge.
— Auriez-vous par hasard d’autres désirs qu’il me serait possible de combler ? demanda-t-il.
— Voyez donc de quelle délicatesse ce garçon est capable ! Ah, si j’avais toujours un corps, et un ou deux siècles de moins au compteur… minauda Treus, comme un peu de couleur lui venait aux joues.
— Vous vous croyez drôle, sans doute, agent Law ? intervint Deus d’un ton cassant. Votre rôle me semble clair, mais il nous est apparu que vous le preniez plutôt à la légère, ces derniers mois. Ces la raison pour laquelle nous vous avions convoqué, et les évènements de ce jour nous confirment que nous avions vu juste. Vous êtes chargé d’assurer notre sécurité, en toutes circonstances, et donc d’anéantir toutes les sources de désordre potentiel. Même votre patronyme, « Law », n’a pas été choisi au hasard, figurez-vous. Pour vous aider dans votre tâche, nous vous avons fait don d’implants cybernétiques, qui font de vous un surhomme. Ne vous méprenez pas : ce ne sont que de simples jouets, comparés aux capacités qui sont les nôtres en tant que régulateur. En termes encore plus explicites, vous représentez à nos yeux un bon vieux tube dentifrice : vous êtes là pour nettoyer et faire briller la population de Terra Nova. Lorsque vous serez hors d’usage, nous contacterons la matrice pour lui demander de façonner votre remplaçant. En attendant ce jour, nous comptons sur vous pour vous montrer à la hauteur.
— Vous êtes le bras armé de la justice, agent Law, renchérit Treus. Mais si vos actions se font moins drastiques, s’il nous apparaît que votre capacité à nous satisfaire décline, nous interpréterons cela comme une trahison à notre égard et vous jugerons en conséquence. Est-ce clair ?
Denis hocha la tête en signe d’assentiment. Mais après ce soudain déballage verbal, les régulateurs se turent et leur regard se fit vague. Denis comprit que l’entretien était terminé et il se détourna pour se diriger vers la porte. Mais au moment où il allait poser sa main sur le mécanisme d’ouverture, Treus rompit le silence.
— Si la situation se dégrade, peut-être devrons-nous prévenir Uneus ?
— Vous vous égarez. Nul doute qu’il est déjà informé : rien ne lui échappe, à lui.
Le silence retomba et Denis sentit le poids d’un regard insistant lui démanger les omoplates. Dommage, ça devenait intéressant, se dit-il en franchissant le seuil de la porte pour se retrouver dans un long couloir baigné d’une douce lumière, encadré de murs couleur blanc cassé. Lena l’attendait patiemment et lui sourit en le voyant s’approcher. Il passa à côté d’elle sans lui accorder la moindre attention et elle lui emboita le pas. La façon de se mouvoir de la jeune femme, silencieuse et souple, évoquait à la fois les entrechats d’une danseuse étoile et la grâce mortelle d’un félin.
— Discuter avec ces dinosaures m’a décalqué le cerveau, s’exclama tout à coup Denis. D’un autre côté, je dois dire que pour une fois, les informations distillées par ces vieux chameaux, bien que cachées derrière le fatras d’habituelles inepties, en valaient la peine.
— Était-ce involontaire de leur part ? questionna Lena, sans se départir de son sourire.
— Je l’ignore, pour le moment.
Denis s’arrêta à l’issu du couloir et s’approcha d’un ascenseur express, qui ne s’ouvrit qu’après avoir identifié l’agent Law. Peu nombreux étaient ceux qui avaient le privilège douteux d’être accepté dans l’entourage physique immédiat des régulateurs.
Quelques instants plus tard et une centaine d’étages plus haut, Denis et Lena sortaient de la cabine au beau milieu d’un parc verdoyant, empli du chant d’une multitude d’oiseaux. Aucun n’était visible : il ne s’agissait que d’une bande-son. Pourtant, les bancs et les allées étaient pris d’assaut à toute heure du jour et de la nuit par une foule de badauds, venus écouter en ces lieux magiques la musique factice de la faune artificielle du jardin d’agrément.
Denis leva les yeux au ciel : un magnifique soleil y resplendissait, inondant la cité d’une lumière jaune, chaleureuse. Mais parmi les habitants de la ville-perchée, dont la cime des tours côtoyait les pseudo-nuages, nul n’ignorait que l’astre solaire n’était qu’une simple lampe accrochée à un plafond situé à un kilomètre du sol tout au plus.
— Appelle la voiture, dit Denis. Nous nous rendons au quartier des Doryphores. J’ai besoin d’évacuer tout ce maudit stress.
Lena fit un geste de la main et des pointillés vert vif s’inscrivirent en surimpression sur les rétines de Denis. Une distance s’afficha également : cent trente mètres.
Efficace petite Lena, tu avais donc tout prévu ? songea Denis en se rembrunissant. Il est peut-être temps que je me débarrasse de toi, avant que je ne sois totalement dépendant de tes compétences.
En montant dans le véhicule, garé le long du trottoir, Denis se souvint de la métaphore choisie par Deus pour le décrire. Il eut un sourire crispé.
Vous vous rendrez compte, tôt ou tard, qu’il s’avère plus facile de faire sortir le dentifrice du tube pour l’utiliser que de le forcer à y rentrer à nouveau…
Mots à exploiter, tirés du blog d’Asphodèle – Les plumes de l’écriture:
Dentifrice / délicatesse / deux / débrouillard / désirer / danse / danger / diplodocus (facultatif, transformé en « Dinosaure ») / dentier / désordre / décalquer / drastique / douceur / dédain / désormais / dentelle / dromadaire (transformé en « chameau ») / don / dédale / déballage / doryphore / drôle / départ / disque / déclin / distiller.