L’inconnu s’est échoué sur la plage bordant ma maison il y a un an, jour pour jour. Pourtant, j’ai l’impression que cela remonte au siècle dernier.
Il ne m’a rien dit, tout d’abord, mais dans ses yeux aux pupilles pourpres, baignés de gris, flottait l’ombre d’une étrange nostalgie, un vide que rien ne semblait pouvoir combler.
Lorsqu’il eut recouvré l’usage de la parole, il me raconta tout ce dont il se souvenait : les lointains rivages, les pays fantasmés vers où voguent tant d’hommes et de femmes et d’où bien peu reviennent un jour.
Il me conta, avec force détails, les différences qui subsistent, même là-bas. Cette volonté de classer les choses, de se comparer à autrui, de chercher à dominer à tout prix. « Toujours et en tous lieux, m’expliqua-t-il, nous demeurons pétris de cette supposée humanité que personne n’a jamais contemplée, à laquelle nous vouons un véritable culte et dont découlent tant d’horreurs à vous glacer les sangs. »
J’ignore ce que cela signifie. Je n’ai jamais quitté la crique où j’ai grandi et ne sais rien du monde extérieur. Bien sûr, je suis consciente depuis toujours que l’endroit où je vis appartient à un « tout » infiniment plus vaste. Mais jusqu’à ce que je rencontre l’inconnu, l’idée même de partir loin de ce lopin de terre bordé d’un côté par la mer et de l’autre par une sombre forêt ne m’était simplement jamais venue à l’esprit.
« Ne va pas chercher au-delà des mers matière à dépaysement, tu serais amèrement déçue », me prévint-il de cette voix douce qu’il prenait si souvent en fixant l’horizon. Je l’écoutais en souriant, sans rien dire, craignant qu’il imagine derrière mes commentaires l’éventualité d’un jugement que je pourrais porter sur ses actes ou sa personne.
Et toujours, il recommençait à me parler de ces autres qui l’avaient fait souffrir. De cette mutation qu’il sentait grandir en lui et qui le terrifiait au point de lui faire perdre le sommeil et l’appétit de la chair. Il me montrait d’ailleurs parfois son corps brûlé, atteint jusqu’au plus profond des os par cette arme étrange à laquelle je ne comprenais rien. Puis, il évoquait ces ailleurs qu’il avait traversés au cours de sa vaine et longue quête d’un hypothétique secours face aux dangers qui menaçaient d’engloutir son peuple.
« Ces temps me semblent si lointains, disait-il, que je doute que tu comprennes seulement de quoi je te parle. Tu dois me prendre pour un fou. »
Fou, il l’était assurément, de projeter ainsi sans cesse ses pensées vers ce voyage entamé des années auparavant et qui le hantait tant et plus ; de s’immerger encore et toujours dans cette errance qui lui avait ravi ses amis, sa famille, son peuple, et jusqu’à son insouciance.
Bien sûr, de temps à autre, je tentais de lui faire oublier le poids de sa culpabilité. Mais la découverte de mon univers étriqué, jour après jour, ne pouvait satisfaire sa soif de connaissance, son envie d’autre chose. Cette chimérique recherche d’un sens à son existence le rongeait de l’intérieur. Je le voyais bien, mais il était au dessus de mes forces d’admettre mon impuissance à le rendre simplement heureux.
Car les aventures que je pouvais lui proposer n’étaient que promenades sous le soleil levant, festins de fruits de mer et de crustacés ainsi que longues discussions à partager le soir autour d’un feu de bois et de broussailles. Ces petites choses que je nommais « bonheur » n’étaient aux yeux de l’inconnu que des « passe-temps ».
Et peu à peu, il commença à prendre ses distances vis-à-vis de moi. Il lui arriva de plus en plus souvent d’être ici sans véritablement l’être, de me regarder sans me voir, de m’écouter sans m’entendre…
Car son esprit déraciné continuait d’arpenter l’asphalte gris de ses habitudes. Passé l’émerveillement premier de se retrouver en vie, passé le temps nécessaire au repos de son âme tourmentée, l’inconnu ressentit à nouveau l’attrait hypnotique de l’aventure, du danger.
« Ne vaut-il pas mieux vivre pleinement et mourir avec panache que rester au repos pour l’éternité ? »
C’est, du moins, ce que murmuraient les yeux de l’inconnu lorsqu’il m’annonça son désir de me quitter, d’abandonner « cette cage aux barreaux d’or et de diamants ».
Ce furent ses derniers mots avant qu’il ne se détourne et ne s’éloigne d’un pas vif et nerveux. Pas une fois il ne se retourna avant de disparaître dans la forêt.
*
Encore aujourd’hui, les échos de son passage restent gravés dans ma mémoire. Parfois, je ressens l’ombre d’une présence. Mais quand je me redresse, je ne vois rien. Je suis seule.
Auparavant, cela ne me dérangeait pas : d’aussi loin que remontent mes souvenirs, j’avais toujours vécu ainsi.
À présent, il en va différemment. J’ai connu une autre existence et la présence d’hier s’est transformée dans mon cœur en un vide béant. Qu’est-ce qui pourra combler ce manque qui me hante ? Est-ce cela que ressentait l’inconnu et qui l’a poussé à m’abandonner ? Devrais-je, à mon tour, quitter ce qui fait ma vie ?
Et même si je le faisais, reverrais-je un jour cet homme fier au regard d’améthyste ?
Mots à exploiter, désignés par le blog d’Asphodèle – Les plumes de l’écriture:
Inconnu / Nostalgie / Rivages / Différence / Dépaysement / Horizon / Recommencer / Mutation / Ailleurs / Lointain / Voyage / Insouciance / Oublier / Découverte / Chimérique / Aventure / Soleil / Distance / Ici / Asphalte / Abandonner / Améthyste
Les plumes d’Asphodèle
J’ignore ce que cela signifie. Je n’ai jamais quitté la crique où j’ai grandi et ne sais rien du monde extérieur. Bien sûr, je suis consciente depuis toujours que l’endroit où je vis appartient à un « tout » infiniment plus vaste. Mais jusqu’à ce que je rencontre l’inconnu, l’idée même de partir loin de ce lopin de terre bordé d’un côté par la mer et de l’autre par une sombre forêt ne m’était simplement jamais venue à l’esprit.